Le pouvoir de guérir

La fonction politico-thaumaturgique et ses métamorphoses

Par PIERANGELO DI VITTORIO

Du point de vue de l’histoire de la rationalité libérale de gouvernement des hommes, l’aliénisme se présente comme l’un des premiers exemples de gestion médico-politique des hommes. L’une des caractéristiques de cette gestion a été d’appliquer aux malades internés dans les asiles une thérapeutique, le « traitement moral », qui recelait pourtant une technologie politique à caractère « disciplinaire ». La prétention de pouvoir soigner les patients par cette conduction disciplinaire, unie à la découverte des limites du dispositif asilaire par rapport au but d’une prévention généralisée des dangers liés à la folie, ont déterminé une crise de l’aliénisme débouchant sur différentes formes de réforme et/ou de transformation radicale de la psychiatrie entre XIXème et XXème siècle. Or, si à la suite de l’analyse menée par Foucault à propos de la réforme du système pénal, l’on envisage d’abord les processus de réforme comme des stratégies finalisées à rendre plus rationnelles et efficaces les technologies de pouvoir, on peut considérer l’invention anglo-saxonne de la communauté thérapeutique comme la vraie réforme de la logique thérapeutique-gestionnaire originairement mise en place par l’aliénisme.

La découverte essentielle de Franco Basaglia – pendant qu’il était en train de réformer l’hôpital psychiatrique de Gorizia sur le modèle de la communauté thérapeutique expérimentée par Maxwell Jones en Ecosse – fût de se rendre compte que l’esprit de la réforme communautaire, loin d’ouvrir un vrai débat sur la manière de considérer et de traiter les malades mentaux dans nos sociétés, répondait à l’exigence d’améliorer, c’est-à-dire de rendre plus rationnelle et efficace, leur « gestion » : « Pendant la guerre, les expériences de certains camps de concentration pour prisonniers avaient démontré que, si l’on donnait aux internés un objectif de vie, les camps pouvaient être gérés tranquillement, sans problèmes ni de révolte ni d’oppression ».[1]

De ce constat, naquirent les premières expériences de communauté thérapeutique, impulsées par des psychiatres militaires anglo-saxons – Bion, Rickman, Main, Jones – qui dans l’après-guerre deviendront les chefs de file de la psychiatrie sociale. Mais surtout, à partir de ces expériences se manifesta le potentiel proprement « politique » de la communauté thérapeutique qui finira par s’imposer comme une possibilité beaucoup plus large de gestion biopolitique des hommes (de la même manière que lepanopticon s’était diffusé au niveau social comme la possibilité d’une gestion disciplinaire). Non seulement l’objectif de la gestion peut être obtenu de manière différente, mais aussi, dans ce but, la « manipulation » (des consciences) fonctionne mieux que la discipline et la répression (des corps). Le vrai enjeu de la gestion réside donc dans la capacité (managériale) de rassembler les personnes autour d’une « finalité commune », afin que l’institution ne fonctionne plus sur de règles imposées d’en haut, mais plutôt sur de « principes partagés », et que chaque membre de la communauté puisse participer à sa gestion. Il est alors fondamental d’investir sur « l’âme » des individus, afin qu’ils intériorisent les finalités de l’organisation comme si elles étaient les siennes propres, sans qu’on ne puisse plus distinguer les unes des autres.

L’efficacité du management communautaire se mesure essentiellement à sa capacité de réduire la « conflictualité », en faisant de la décision souveraine un cas limite de l’art du gouvernement, et en rendant tendanciellement « invisible » l’autorité dont cette décision devrait découler. La grande découverte, du point de vue de la rationalité politique, est que les hommes  peuvent être « plus et mieux » gouvernés dans un conteste de type libéral et démocratique : dans le film Le pont de la rivière Kwai, qui, selon Basaglia, montrait parfaitement la logique profonde de la communauté thérapeutique, le management autonome des prisonniers anglais réussit là où la direction japonaise, avec son obtus et violent autoritarisme, avait par contre échoué. La « morale » de ce film, très surprenante encore aujourd’hui, est que si les démocraties libérales ont eu le dessus sur le nazisme et les fascismes, ce n’est pas seulement à cause de la force brute des armes, mais aussi à cause d’une arme incommensurablement plus subtile, efficace et puissante : l’art de conduire les hommes. Une arme sublime, car elle se manifeste aussi et en même temps comme l’art de « soigner », voire de « guérir » les hommes. La communauté thérapeutique marque ainsi l’exode définitif de la fonction politico-thaumaturgique de l’orbite de la monarchie absolue à celle de la démocratie libérale.[2]

Il s’ouvre alors la possibilité de considérer d’une autre manière l’affirmation selon laquelle « la liberté est thérapeutique ».[3] Au-delà de son apparence naïve, cette affirmation dit aussi que la liberté politique est à même de guérir, à la limite que le libéralisme est lui-même, en tant que tel, thaumaturgique, ce qui pose bien évidemment quelques questions d’ordre historique et critique. En fait, le pouvoir politique a toujours nourri le « mythe » sublime de sa capacité thaumaturgique ou thérapeutique. Il s’agirait alors d’étudier comment ce mythe, étudié par Marc Bloch à propos de monarchies sacrées françaises et anglaises du Moyen-Age, surmonte la crise du système théologico-politique traditionnel et la fin des grandes monarchies européennes, pour se retrouver, mutatis mutandis, dans la communauté thérapeutique anglo-saxonne, où c’est plutôt l’organisation libéral-démocratique qui semble être douée du pouvoir sublime de soigner et de guérir les hommes. Cette réflexion sur les métamorphoses historiques de la fonction politico-thaumaturgique est d’autant plus intéressante si l’on pense qu’aujourd’hui le pouvoir politique, non seulement ne semble plus capable de soigner, mais qu’il se présente lui-même, souvent, comme vulnérable, atteint dans le corps et dans l’âme, et nécessitant donc à son tour des soins. Il suffit de penser à des films récents tels que Le discours du roi et Habemus Papam, dans lesquels transparait une sensibilité « populaire » contemporaine à se représenter le pouvoir, bien qu’incarné dans la fiction par ses instances les plus traditionnelles, d’une manière tout à fait nouvelle : à savoir comme s’il était affecté par des « troubles » (la balbutie du roi et la dépression du pape) demandant l’intervention d’experts du soin (respectivement d’un logopédiste et d’un psychanalyste).

Cette tendance à une certaine « victimisation » du pouvoir politique, tout à fait spéculaire à la tendance à la victimisation des acteurs sociaux (cf. ci-dessus) doit être sans doute mise en rapport avec la crise actuelle de la souveraineté politique sous toutes ses formes (autorité, Loi, pouvoir effectif des Etas, etc.), crise trouvant à son tour son origine dans différentes causes (la mondialisation, le capitalisme financier, etc.). Cela dit, la représentation d’un pouvoir politique vulnérable, voire « blessé », et nécessitant lui-même des soins, doit être considérée avec attention : la phénoménologie du populisme politique actuel montre en effet que le pouvoir gagne en force de séduction dans la mesure où il arrive à mieux exploiter sa proximité mimétique avec l’homme ordinaire. Dans cette « économie de la séduction », la possibilité d’installer un jeu de miroir entre le pouvoir-victime et le peuple-victime peut s’avérer un formidable atout… pour le pouvoir lui-même. Quelle manière plus efficace de convaincre l’homme ordinaire que l’on est tout à fait « comme lui », et de mettre donc en place cette machine à séduire et à produire du consensus, que celle de se montrer en public avec les « stigmates » de la faiblesse, de la souffrance ou de la maladie ? Dans ce jeu de « victimisation » circulaire ou en loop entre le pouvoir politique et le peuple, toute défaillance de la chair et de l’esprit peut devenir une flèche dans l’arc du cupidon populiste.

 

 

[1] Franco Basaglia, Psychiatrie et démocratie. Conférence brésiliennes, trad. de l’italien par P. Faugeras, Ramonville Saint-Agne, Éditions Érès, 2007.

[2] Marc Bloch, Les Rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, nouv. éd. Paris, Gallimard, 1983.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bec_0373-6237_1925_num_86_1_460561_t1_0192_0000_001

[3] G. Gallio, M.G. Giannichedda, O. De Leonardis, La libertà è terapeutica? L’esperienza psichiatrica di Trieste, Milano, Feltrinelli, 1983.

Pour en savoir un peu plus sur le travail de Pierangelo…. http://pdivittorio.wordpress.com/